An 2013.
Je travaille épisodiquement sur un territoire du Sud Touraine pour le compte de l’institutionnel local décideur. Je réalise des reportages et des portraits des « acteurs du quotidien » comme on dit vulgairement dans la Com’.
Urbain de naissance et de nature, je prend un plaisir grandissant à m’évader de temps en temps en campagne. Je ne m’intègre pas forcément et pour autant. Les gens du coin m’observent en silence et peu d’entre eux m’ouvrent leurs portes, si ce n’est les curieux – je m’en rendrai amèrement compte quelques années plus tard.

Je passe mes journées sur la route, à la recherche des petits chemins et des sentiers cachés. La lumière est mon leitmotiv et je guette quotidiennement l’instant de ma photo.

J’ai la chance d’être hébergé par Denise. Une femme que j’affectionne particulièrement et que je considère comme ma troisième grand-mère.
Quand je suis là, elle se raconte et je l’écoute.
Elle me confie ses rencontres, ses désillusions, ses espoirs et ses paniques.
Elle m’attends le soir, je l’amène aux courses, je jauge avec elle de l’état des fleurs de son jardin, je partage quelques instants de son temps. Un privilège.

Un jour de printemps, sur le marché de Loches, je rencontre Jean-Marc.
Jean-Marc Vuillaume. Les gens croisés ici et là m’ont déjà parlé de lui. En campagne, les originaux, les hommes et les femmes dont l’apparence est marquée… font l’objet d’avis, d’opinions tranchées et de jugements partagés.
Il connait mon travail et me précise tout de suite que nous devions nous rencontrer. Il occupe un bout de trottoir sur le marché, situé devant une boutique fermée à la devanture en bois meurtrie par le temps, comme abandonnée. Il vend des meubles récupérés, des petits objets de curiosité et des bouquets de fleurs de prairie cueillis dans la campagne avoisinante et joliment rassemblés par un cordon noué des mains de sa Valérie, sa compagne. Ils sont là tous les deux entourés de leurs deux jeunes garçons qui jouent et courent.
Souriants, lumineux. Différents.

Avec Jean-Marc nous échangeons quelques regards, je fais 2/3 photos.
Nous observons. Nous nous observons.
Les clientes qui achètent les bouquets de Valérie sont nombreuses. Elles se targuent d’avoir offert un de ses bouquets à leurs amies les plus chères et ne tarissent pas d’éloge sur le bon goût et le raffinement de telle ou telle composition. « Valérie, vous avez un sens inné des couleurs, du mariage des textures et des matières… » Les prix sont libres alors forcément elles donnent 10€ ou 15€ et se positionnent avec fermeté, ne souhaitant évidemment pas la monnaie de leur pièce, non non, gardez tout.
Certaines d’entre elles précisent : « Vous en avez bien plus besoin que moi !« 

Il est 13h et le rideau se baisse. La fin du marché a sonné et Jean-Marc me propose de les aider à ranger et de venir chez eux pour poursuivre la rencontre. Séduit par l’idée, je me laisse porter par cette perspective joliment formulée. La promesse d’un échange ne se refuse pas. Et puis, il faut bien le dire, je suis intrigué, attiré par la différence. Depuis mon plus jeune âge.

Portrait de Jean-Marc Vuillaume réalisé le jour de notre rencontre.
« Tu connais Louis René des Forêts ?
– Non – « Tout ce qui ne peut se dire qu’au moyen du silence. » –
Tu ne connais pas ? – Non.

Ils habitent dans un troglo. Un espace ouvert creusé dans la roche. Une petite maison est attenante et un potager a été aménagé en surplomb. Pas d’eau courante, un poêle à bois réparé, des livres bien rangés dans une bibliothèque, des objets divers et variés marqueurs de voyages lointains.
Les enfants ont un espace chambre à l’étage de la petite maison. Jean-Marc me fait visiter et je suis frappé par l’absence de meubles « de première nécessité » ai-je envie de dire, pour moi l’urbain. Table, chaises, canapé, etc.
L’espace troglo est aménagé avec de vieilles gravures indiennes, des tapis persans, au sol sont entreposés des pierres, des morceaux de bois sculptés, des objets de fer informes. « Ici, c’est mon atelier, notre espace de vie pour recevoir les visiteurs, partager nos découvertes et nos opinions » me précise-t-il. Au fond, il y a le box de la chèvre et un grand espace circulaire en pierre au centre duquel une estrade en roche naturelle, vestige entretenu d’une activité passée. « C’est ici que Valérie a accouché… j’étais à ses côtés… c’était magnifique.« 

Nous déjeunons. En cercle, assis sur le tapis de la cuisine. Riz, légumes colorés et fruits du potager. Jean-Marc interroge un à un les enfants sur leur expérience de la matinée au marché et les projette sur le programme de l’après-midi avec l’enseignement qu’il assure lui même de la lecture et de l’écriture. Il est le guide, celui qui dessine le chemin, la voie à suivre.
Les enfants entrent et sortent de la pièce avec entrain. On les entends rire, crier. Ils s’amusent avec un bout de bois en forme de baguette transformés par le jeu en épée de chevalier. Ils sont pieds nus et leurs ongles retiennent la poussière et la terre foulées, rencontrées, bousculées au cours de leurs épreuves imaginaires. Comme beaucoup d’enfants de cet âge – les garçons en particulier – le bain n’est pas leur fort… d’autant qu’ici se laver implique d’aller à la rivière.

Jean-Marc est posé. Calme, il m’écoute avec attention. Je lui raconte mon parcours, mes ambitions, ma situation familiale et professionnelle. En le faisant je réalise et me surprends à entendre les mots que je mets sur moi. J’ai le souvenir d’un goût singulier. Comme un décalage, pour autant assumé.

Nous parlons photographie, livres et fruits. Fruits récoltés de nos expériences de vie, de nos sentiments partagés, des perceptions que nous avons du passé et du présent. Nous nous rencontrons, effectivement.
Nos points communs sont nombreux et nos histoires dialoguent entre elles.

Depuis toujours – me dit-il – Jean-Marc observe la nature et les présents qu’elle offre à ceux qui regarde. Il collecte des traces, des pierres, des bouts de bois que le temps a transformé et perçoit des formes humaines de ces objets inanimés et abandonnés. Ce qu’il me montre est impressionnant.
Je l’écoute à mon tour avec beaucoup d’attention. Sans doute parce que les oeuvres qu’il me montre sont aussi en parfaite adéquation avec ce qu’il est.
« Un jour, quelqu’un est venu ici… un artiste. Il a été séduit par mes trouvailles, mes créations et a tout acheté. Il a monté une exposition dans sa galerie et tout a été vendu le soir du vernissage…« 

Quelques jours plus tard, ma vie de famille explose. Mon couple part en éclat. En partie responsable de cette situation – je l’ai admis quelques mois plus tard – je suis surpris, choqué, déboussolé. C’est le sentiment de perdre pied qui m’envahit. La panique et la colère prennent le contrôle. Je ne maitrise plus rien. Je suis porté par des émotions contradictoires qui blessent, mon âme.

Par réflexe, je prends mon appareil de photos, monte dans ma voiture et roule. Je m’arrête devant une clairière. Comme guidé par une énergie intérieure de survie, je rentre dans la forêt, traverse la clairière et donne des coups de poings dans le vide en déclenchant mon appareil à tout-va. Sans regarder dans le viseur, je déclenche à l’aveugle. Je ne vise plus rien. Un coup en bas, en coup en haut… Je me calme au bout d’une heure. Sèche mes larmes et rentre chez « moi ». Vidé.

Les jours passent. Lentement. Douloureusement. Je me noie.
Je passe voir Jean-Marc. Je lui explique brièvement ce qui se passe. Il ne me dit pas grand chose. Il m’invite à rester avec et chez eux, quelques jours, si je le souhaite. Je dors dans une cabane en pierre face au potager, me lave à la rivière et partage mes insomnies avec la lumière étincelante, rassurante et enveloppante de la pleine lune. Deux jours. Ils me laissent tranquille. Pas de questions, pas de conseils. Beaucoup de silence. Une invitation à l’intériorité.

Le troisième jour, « viens avec moi, nous allons chercher des présences, tu fera des photos…et puis j’aimerai te montrer mon taureau ! » Je me laisse porter. Sur la route, dans sa 504 Peugeot Break, Radio Nova en bande son, je réalise que les photos prises l’autre jour sont toujours sur ma carte mémoire. Je décide de ne pas les effacer… on verra plus tard.

« Je vais avoir besoin de toi Stephan. On me demande de faire un catalogue pour une exposition et j’aimerai que ce soit toi qui le fasse… rentre chez toi et reviens me voir avec tes photos… j’écrirai mon histoire sur ton regard.« 

J’ai déchargé ma carte mémoire.

Sur le catalogue d’exposition, Jean-Marc tiendra à réserver plusieurs pages pour donner un coup de projecteur sur celles et ceux qui ont partagé son expérience artistique. Il écrira me concernant : « Loin des bavardages de la babylone, Stephan porte sa peine et son Leica… d’instinct plonge la main dans la forêt les yeux fermés, surprend alors des êtres immortels… d’une autre dimension… sidérant. Ses photos témoignent de cette rencontre. Tout est plein d’âme(s).« 

Le soir du vernissage, Jean-Marc et Valérie m’ont pris à part. Ils m’ont expliqué que la tournure que prenaient les évènements – les oeuvres se vendaient bien – justifiait leur choix de reprendre la route afin de ne pas tomber dans le piège de la réussite économique dénuée de sens. Il y avait une caravane garée dans la rue. C’est la dernière fois que je les ai vu.

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